La revue Socio lance un appel à contribution sur le thème « Soulèvements sociaux : Destructions et expérience sensible de la violence ». Le dossier est coordonné par Pauline Hachette (université Paris 8) et Romain Huët (université Rennes 2). Les intentions de contributions (titre, résumé de deux pages et bibliographie) doivent être envoyées à Socio avant le 26 octobre 2020. Les articles devront être remis pour le 15 mars 2021.
Problématisation générale : soulèvements sociaux et recrudescence des violences
Depuis 2010, des contestations d’ampleur ont agité bon nombre de contextes nationaux. Si elles renvoient à des situations et des enjeux politiques à chaque fois spécifiques, il existe des expériences partagées et des récits concordants entre eux. Aux ressources argumentatives classiques (lutte contre la précarité, l’injustice, les inégalités économiques, etc.), s’ajoute une revendication à l’élargissement des orientations du vivre, des formes de vie (Macé, 2016), en somme à une transformation existentielle des manières d’être (Didi-Huberman, 2016). Ce retour du registre culturel, éventuellement romantique, dans la scène politique interroge tant du point de vue de ce qu’il dit de notre époque que dans sa capacité à tracer un avenir, des perspectives dans l’organisation du monde et dans le dépassement des contingences capitalistiques.
Les soulèvements contemporains se singularisent également en tant qu’ils ont tendance à s’accompagner à un moment ou à un autre de violences plus ou moins grandes. En France, les émeutes, manifestations sauvages et débordements s’observent dans de nombreuses manifestations (ZAD, contre la « loi Travail » ou Parcoursup, mouvement des gilets jaunes, etc.). À l’échelle internationale, l’année 2019 a également été marquée par une recrudescence des pratiques émeutières (Chili, Liban, Bolivie, Irak, Hong Kong, etc.). Durant cette année particulièrement agitée, l’Algérie fait exception. Cette recrudescence de la violence, généralement de faible intensité inquiète en particulier devant le constat d’une rupture des pratiques de délibération et d’une incapacité du système démocratique à faire face à la montée des postures radicales, à l’impatience populaire, et aux accès de colère voire de rage. L’expérience américaine de mai-juin 2020, dans le contexte des protestations contre la violence et le racisme policiers montre que l’intensité de la violence peut s’élever considérablement .
Deux questions centrales guident alors ce dossier : pourquoi le recours à la violence et à la destruction matérielle attire-t-il au point que nombreux sont ceux qui y prennent aisément une part active ? Et, seconde question, politique : que dit la généralisation des pratiques de violence et de l’agir destructif de notre époque et des attentes existentielles qui se nichent en leur creux ? En d’autres termes, que disent ces phénomènes sur notre époque, sur les attitudes qui se développent face au monde et sur la façon dont les révoltés s’y prennent pour le domestiquer ?
Axe 1. Les conditions sociopolitiques de la violence
Face à la violence, les chercheurs s’attachent principalement à identifier les facteurs sociaux et psychologiques qui expliquent que des acteurs y aient recours. L’enjeu scientifique est de donner à voir les trajectoires biographiques et sociologiques des militants, les processus par lesquels ils passent pour être disposés à l’action violente, leur contexte social, les rapports de sociabilité et les théories qui éventuellement enlèvent à la violence sa part coupable (Crayton, 1983 ; Wieviorka, 2004 ; Sommier, 2008, notamment). Sur ce plan, les émeutes de 2005 ont donné lieu à de passionnantes réflexions sur les conditions sociopolitiques les ayant favorisées (Bertho, 2016). De façon plus générale, nombre d’études sociologiques s’attachent à déceler les causes sociales de la violence en tenant compte du contexte culturel et sociopolitique. Plus récemment, des études se développent dans le but de saisir aussi bien les processus qui conduisent à la violence que les modalités par lesquelles il serait possible de penser une « sortie de la violence » (Dozon et Wieviorka, 2020). Ce dossier espère recevoir des contributions qui actualiseront ces analyses sociologiques en lien avec les contextes nationaux où ces soulèvements se déploient.
Axe 2. Les dimensions sensibles et affectives de la violence
Un deuxième ensemble de travaux se développe depuis quelques années. Ils s’intéressent à la dimension affective et sensible de la violence. Ils partent du principe selon lequel la violence politique ne se réalise pas uniquement au nom de motifs rationnels, de représentations morales ou d’arguments politiques, et s’intéressent à l’évidence émotionnelle inhérente aux pratiques violentes. La circulation collective des affects tient alors une place centrale dans l’analyse de l’engagement dans ces situations sociales. Approcher « le monde sensible de la violence » consiste à revenir aux expériences immédiates que chacun, en tant que sujet incarné, fait du monde sensible donné, en particulier dans les situations chaotiques et précaires que la violence engendre (Makaremi, 2016). L’enjeu général est donc de restituer l’expérience affective dans sa dimension collective, en prenant en compte les dynamiques des interactions affectives qui s’y déploient, entre conflits, mimétisme et ajustements.
La prise en compte des affects au cœur de l’exercice de la violence ne peut se limiter à une lecture naturaliste de l’émotion mobilisatrice ou facteur de prise de décision. Les affects sociaux s’insèrent dans le champ du discours et sont profondément modifiés par les énonciations qui les portent. L’attribution d’émotions, par les acteurs de ces violences comme par les différents observateurs, s’inscrit dans des scripts émotionnels, culturellement variables, dont il convient d’étudier les constructions narratives et axiologiques (Latté, 2015). La valorisation de la colère, par exemple, à laquelle l’envie, la vengeance ou la haine n’accèdent pas, façonne l’identité de certains groupes et construit non seulement des légitimations mais, plus ou moins consciemment, des filiations. Le rattachement implicite de cet affect à une quête de visibilité et de reconnaissance (Sloterdijk, 2007) peut jouer dans l’abolition de certaines inhibitions.
Cet axe interrogera donc au moyen de monographies ou de réflexions théoriques les moments, formes et significations données à l’engagement sensoriel et affectif dans l’usage d’une violence domestiquée, la façon dont il prend place dans un itinéraire d’individuation et (trans)forme un collectif.
Axe 3. Agir destructif et expérience sensorielle
Ces destructions adviennent en premier lieu dans le champ de la perception ; des forces de l’ordre désorientées par le « pouvoir émeutier », des rues jonchées de débris qui donnent à observer immédiatement les changements d’état de la matière et les bouleversements temporaires qu’elle engendre dans l’espace et ses fonctions ainsi que dans la matérialité de la ville.
Il ne suffit évidemment pas d’entreprendre une phénoménologie pure des gestes et des environnements qu’ils dessinent. Il importe également de mettre en relation le pouvoir attractif de ces gestes avec les contextes sociaux qui les favorisent mais aussi avec les imaginaires de destruction qui nous habitent. Si la passion des ruines comme les imaginaires dystopiques constituent une longue tradition, la conscience toujours plus aiguë des conséquences destructrices de l’activité humaine sur son environnement donne forme à diverses pensées de l’effondrement (Citton et Rasmi, 2020), travaillant différemment les cultures et sur fond desquelles s’inscrit l’agir destructif. À l’image de la performance artistique intitulée Break it before it is broken (Tsubasa Kato, 2015), où des habitants touchés par le tsunami ayant frappé le Japon en 2011 renversent la structure d’une maison destinée à être rasée afin de la détruire définitivement, l’agir destructif peut s’interpréter comme la volonté de devenir acteur, et non plus observateur passif et impuissant de l’effondrement. Détruire quitterait la grammaire nihiliste pour s’inscrire dans une séquence d’assomption subjective et de transformation.
Cet axe appelle des études plus spécifiquement centrées sur les actes de destructions associées à ces formes de violence, interrogeant notamment cette action en soi et sa rencontre avec une certaine matérialité du monde, le rôle que l’acte de destruction joue dans la subjectivisation de son auteur, ainsi que la façon dont se construit la signification de ce geste « négatif » et comment il s’insère dans un itinéraire, s’associe ou non à des idées politiques ou à des imaginaires de la destruction.
Axe 4. Représentations de la violence
La représentation de ces violences dans la sphère publique est également à appréhender en soi. Leur intensité et leur dimension spectaculaire (feu, panaches de fumée noire, individus masqués et groupés, etc.), satisfaisante pour leurs acteurs, en fait aussi des objets de choix pour la monstration visuelle. Sa couverture par la presse constitue un pan important du phénomène en ce qu’il contribue de façon déterminante à construire une opinion, favorable ou non, à ce sujet. La représentation visuelle peut constituer un objet d’analyse en soi, car les nombreux choix qui sont opérés (plans, montage) pour donner à voir ces événements les retransmettent en donnant l’impression d’une expérience sensible immédiate pour le spectateur. Sa fabrique mérite donc qu’on s’y penche. Mais les récits journalistiques qui construisent ces événements en forment eux aussi une image, qui peut faire l’objet d’analyses.
Les domaines artistiques peuvent également être pris en considération au moment d’interroger les représentations que nous en avons. Les expositions « Soulèvements » (Didi-Huberman, Jeu de Paume, 2016) ou « Le Peuple des images » (festival Hors-Pistes, Centre Pompidou, 2020) ont ainsi interrogé, entre autres, la mise en images de la violence dans les mouvements populaires. Le succès du film Joker auprès du grand public et son intégration quasi instantanée dans le répertoire visuel des masques des mouvements de 2019 ouvrent des réflexions sur le charme exercé par ces images de violence, sur leur valeur cathartique ou au contraire motivante concernant les passages à l’acte, sur le rôle qu’elles jouent dans le façonnement de l’identité des groupes et sur leur circulation dans divers contextes nationaux. Elles contribuent à former la sensibilité des « spectateurs » aux causes portées par ces mouvements et à la violence elle-même de diverses façons. Elles forgent d’éventuelles réorganisations axiologiques.
Calendrier
Les propositions d’articles d’environ 5 000 signes (2-3 pages, bibliographies et notes incluses) sont à soumettre jusqu’au 26 octobre 2020 au secrétariat de rédaction : <socio@msh-paris.fr>. Elles devront permettre de saisir précisément à la fois les matériaux de recherche sur lesquels reposera l’article, ainsi que sa problématique et la démarche intellectuelle dans laquelle l’auteur s’inscrit, les principales thèses et résultats des recherches menées et les principales notions et références mobilisées.
Après acceptation de la proposition, l’article, autour de 35 000 signes (notes et bibliographie comprises), devra parvenir à la revue au plus tard le 15 mars 2021. Il sera alors soumis au comité de lecture de la revue et à des rapporteurs extérieurs.
Il est attendu un effort particulier sur l’écriture et un style qui mettent suffisamment en perspective les enjeux de l’article pour qu’il puisse susciter un intérêt au-delà d’un cercle restreint de spécialistes.
Les auteurs sont invités à respecter autant que possible les recommandations figurant sur le site de la revue.